Nous ne savons presque rien de Shakespeare – mais nous avons le Songe d’une Nuit d’été. Et l’on dit qu’il était catholique – mais nous avons Roméo et Juliette qui est la seule tragédie courtoise, et la plus belle résurrection du mythe avant le Tristan de Wagner.
Tant qu’on ignore à peu près tout de la vie, voire de l’identité de Shakespeare, il est vain de se demander s’il connaissait la tradition secrète des troubadours. Mais on peut relever ce fait : que Vérone fut un des principaux centres du catharisme en Italie. Selon le moine Ranieri Saccone, qui fut dix-sept ans hérétique, il y avait à Vérone près de cinq cents « parfaits », sans compter les « croyants » en beaucoup plus grand nombre… Comment les légendes de ce temps n’auraient-elles point gardé de traces des luttes violentes qui opposèrent dans la cité les « Patarins » aux orthodoxes ?
J’ai demandé à un de mes amis « shakespeariens » un commentaire sur ce passage du L’Amour et l’Occident, l’œuvre majeure de Denis de Rougemont, où l’écrivain suisse fait allusion à une inspiration cathare cachée de Roméo et Juliette. Telle est sa réponse qui, à mon avis, réglé définitivement la question:
Mon opinion est que la lecture de de Rougemont de la tragédie shakespearienne est forcée, ramenée de force à son modèle interprétatif.
Dans les deux pages où il en parle, il fait des choix qui me paraissent suspects. Par exemple, sa mention de Vérone « ville des Cathares » (comme pour insinuer que le choix du cadre véronien a été fait par Shakespeare et non à la place des sources italiennes les plus proches de lui chronologiquement, en fait dans les premières versions l’histoire s’est déroulée à Sienne ).
Ensuite, privilégiant la scène finale, comme si quelques mesures suffisaient à rendre compte de la nature de l’amour qui lie les deux protagonistes.
Contrairement à lui, je suis convaincu que leur relation est très éloignée des coordonnées de l’amour « cathare »; leur mariage est non seulement célébré régulièrement, mais il est également consommé (à mon avis, il est très significatif que Shakespeare, étant en mesure de choisir, ait décidé pour une nuit de noces « comme Dieu le commande », lorsque, compte tenu de la situation, mille mésaventures les dramaturges auraient pu facilement empêcher les deux de se connaître « bibliquement », en préservant la « pureté platonique » de leur sentiment). Non seulement cela: le sens de toute l’affaire – avec la réconciliation tardive mais efficace des deux clans rivaux – est une parfaite démonstration de la fonctionnalité sociale des politiques matrimoniales promues par l’Église à la fin du Moyen Âge (comme, par exemple, Bossy les décrit) .
La « sainteté » de Juliette et de Roméo (le texte est plein de références à la langue du culte catholique) passe également par la tentative de faire triompher l’amour de la haine dans la vie de la ville.
Tout cela me semble très loin du mysticisme « individualiste » du catharisme. Les corps de Roméo et Juliette sont des souffrants et des martyrs, pas des prisons de leur âme.